- Vous avez activement participé aux débats marxistes autour de l’État capitaliste dans les années 1970, qui visaient notamment à mettre en avant les limites des politiques étatiques réformistes. C’est dans ce contexte que l’approche de la dérivation purement logique de l’État dans une société capitaliste a été développée. Vous avez critiqué la théorie de la dérivation en insistant sur la nécessité d’analyser la constitution historique de l’État capitaliste. Pour quelles raisons l’approche historique a-t-elle été un amendement indispensable aux débats sur la dérivation ?
Les marxistes qui ont tenté au cours des années 1970 de développer une théorie de l’État capitaliste étaient convaincus que celle-ci pouvait être dérivée des structures fondamentales du capitalisme exposées par Marx dans le Capital. Ces débats ont mis en valeur le fait que le caractère de classe du pouvoir d’État capitaliste s’exprime certes très souvent via la justice de classe et d’autres formes de politiques de classe ouvertes mais que son fondement le plus important réside dans la séparation de l’État et de la société. On a souligné à juste titre que cette séparation – déjà constatée par Hegel – ne repose pas sur l’absence d’interventions politiques dans la société mais sur l’égalité formelle des citoyens devant la loi. Cette égalité des citoyens fait apparaître l’État comme une instance neutre, séparée des conflits de classe qui caractérisent les sociétés capitalistes. Cette neutralité formelle est possible parce que, dans le capitalisme, la force de travail doit être vendue comme une marchandise sur le marché par son propriétaire. C’est pour cette raison que la protection étatique de la propriété privée concerne formellement tous les propriétaires de marchandises. Avec le développement des politiques sociales étatiques, l’apparence neutre de l’État en termes de politique de classe, inhérente à sa forme, se renforce. La tâche assignée à la critique sociale a donc été de montrer les limites des réformes politiques et sociales dans les sociétés capitalistes.
Proposer une analyse de la forme du pouvoir d’État capitaliste constituait une avancée théorique puisque contrairement à la conception qui fait du pouvoir d’État un pur appareil répressif au service des dominants, cela permettait de rendre raison du développement de l’État-providence. Toutefois, sa pertinence théorique s’est vue limitée par son renoncement à toute analyse historique. Ainsi, elle était incapable d’analyser la spécificité pouvoir d’État colonial ou de rendre raison des restrictions des politiques sociales étatiques mises en place au cours des années suivantes. Nous nous sommes aperçus, au plus tard lors de la mondialisation du capitalisme, que le focus théorique, et par conséquent politique, sur la neutralité formelle en termes de politique de classe était le résultat d’une situation historique spécifique. Contrairement à ce que présumaient ceux qui participaient au débat sur la dérivation, leurs conceptions théoriques reposaient moins sur une déduction logique du pouvoir d’État capitaliste faite à partir des structures fondamentales du capitalisme que sur l’expression de ces dernières dans une situation historique spécifique. Renoncer à analyser historiquement le développement du pouvoir d’État capitaliste s’est donc révélé une impasse historique et théorique.
