[Guide de lecture] Marxisme et Amérique latine
Jeffery R. Webber
2 novembre 2017
amerique-latine

Dans le courant des années 2000, l’Amérique Latine est devenue, ou redevenue, une référence obligée des débats dans la gauche radicale. La plupart du temps, ces débats se sont cependant focalisés, selon les affinités politiques de leurs protagonistes, sur le processus bolivarien ou le mouvement zapatiste. Par contraste, c’est à un élargissement temporel et spatial des termes de la discussion marxiste sur l’Amérique Latine que nous invite Jeffery R. Webber dans ce guide de lecture. Périodisant l’histoire longue des innovation théoriques et des expérimentations pratiques qu’a connu le continent sud-américain de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui, il propose un cartographie d’ensemble des « vents de la transformation et de la restauration » qui soufflent actuellement sur la région.

Toute périodisation du marxisme latino-américain entraîne nécessairement le recours à des simplifications schématiques, mais implique également de passer sous silence les courants qui viennent rompre ou qui vont à rebours des tendances les plus fortes. Néanmoins, un guide de lecture peut fournir quelques pistes permettant de contourner les obstacles d’une unification abstraite.

La phase initiale de formation du marxisme latino-américain (1870-1910) inclut la diffusion des écrits de Marx et d’Engels dans la région, l’organisation des premières sections latino-américaines de l’Internationale Communiste, ainsi que les premières étapes d’élaboration de programmes socialistes dans des pays comme Cuba, le Mexique, l’Uruguay et l’Argentine.

La deuxième phase révolutionnaire (1910-1932), qui débute avec la révolution mexicaine de 1910, a fait émerger les problématiques liées à la terre, à la libération des peuples indigènes, à l’unité des peuples d’Amérique latine envisagée du point de vue des classes populaires et des groupes opprimés, au rôle des luttes nationales et anti-impérialistes, ainsi qu’au caractère socialiste des révolutions se dessinant à l’horizon. Dans le sillage de la Révolution russe de 1917 apparaissent les premiers Partis Communistes — Argentine (1918), Uruguay (1920), Chili (1922), Mexique (1919) et Brésil (1922). Cette époque fut celle des figures iconiques, à l’instar du révolutionnaire cubain Julio Antonio Mella et, surtout, du péruvien José Carlos Mariátegui, qui comptent encore aujourd’hui comme les théoriciens latino-américains les plus originaux. Cette deuxième phase s’est achevée avec le massacre sanglant des insurgés communistes lors des soulèvements de 1932 au Salvador.

Au cours des décennies qui ont suivi ce massacre au Salvador, les principaux courants du marxisme latino-américain ont perdu une part de leur autonomie et de leur audace, ce qui correspond à la troisième phase (1932-1959). Les Partis Communistes de la région ont été systématiquement placés sous la coupe du stalinisme, au cours de ce qui allait s’avérer être une phase terriblement sclérosée du marxisme, qui a duré jusqu’à la Révolution cubaine de 1959. Pendant la majeure partie des années 1930, 1940 et 1950, la doctrine staliniste du développement progressif a prévalu, toute révolution étant circonscrite à l’intérieur des frontières du modèle national-démocratique, en accord avec la phase de développement féodal présumée de la région. Dans cette optique, l’étape suivante du processus de développement devait consister en une longue période de développement capitaliste, nécessitant des alliances à court et moyen termes entre les classes populaires et les bourgeoisies nationales « progressives ». La révolution socialiste ne pourrait possiblement advenir que dans un futur lointain, une fois que les forces productives auraient été suffisamment perfectionnées.

Avec la Révolution cubaine a débuté la quatrième phase d’expérimentation révolutionnaire dans l’histoire du marxisme latino-américain (1959-1980), traversant le Chili d’Allende, prenant une dernière inspiration dans le Nicaragua sandiniste avant d’être rapidement éclipsée par la contre-réforme néolibérale des années 1980 et 1990. Les nombreuses lignes et courants de la théorie de la dépendance ont joué un rôle central dans cette tourmente politique et intellectuelle. Les débats au sein mais aussi autour de la théorie de la dépendance sont alors d’une importance cruciale.

La cinquième phase (1980-2000) prend place durant le règne de l’orthodoxie néolibérale dans la région, et se caractérise sans surprise par la rétractation, la défaite et l’autocritique, mais aussi, aux marges, par la réhabilitation. Cette époque a été celle de l’abandon de la stratégie révolutionnaire, de la chute des régimes bureaucratiques de l’Union soviétique et de ses satellites, de la transition capitaliste en Chine, de l’isolement de la Révolution cubaine et de la défaite de la Révolution au Nicaragua. La majorité des intellectuels marxistes latino-américains ont quitté le navire, se tournant dès lors vers une pensée post-marxiste ou explicitement libérale.

Au XXIe siècle, la surprenante intensité du cycle de révolte extra-parlementaire et les contradictions au sein des gouvernements successifs de gauche, ont stimulé l’émergence d’une nouvelle ère du marxisme latino-américain, la sixième phase, qui se poursuit actuellement (2000— ). Il est sans doute imprudent d’émettre des jugements récapitulatifs en ce qui concerne les principales caractéristiques de la théorie et de la pratique créées jusque ici, et certainement prématuré de déterminer si la phase du marxisme amorcée en 2000 touche à sa fin parallèlement à la fin du cycle politique des derniers tournants de gauche. On peut cependant hasarder une conclusion provisoire — la dernière période du marxisme latino-américain a été caractérisée par des éclats d’originalité et de profondeur tels que l’on n’en avait plus observé depuis les années 1959-1980 et, en même temps, par des signes de rigidité sclérosée et des formules dogmatiques qui ne s’étaient plus vues depuis les années 1932-1959. Au sein de cette tempête, dans laquelle est prise la gauche dans la région, les vents de la transformation et de la restauration soufflent l’un contre l’autre, de façon indéterminée.

Je propose dans ce qui suit une liste idiosyncratique et à l’évidence extrêmement partiale de textes importants qui abordent (historiquement et, dans une moindre mesure, théoriquement) chacune de ces phases, dont certains sont largement reconnus en tant qu’interventions cruciales dans le marxisme latino-américain et d’autres dont on n’a pas suffisamment su percevoir l’importance.

Introduction

Michael Löwy, (dir.), Le Marxisme en Amérique latine de 1909 à nos jours : anthologie. Paris : Maspero, 1980. Le long chapitre introductif de ce recueil constitue l’entreprise de périodisation des évolutions intellectuelles et politiques du marxisme la plus convaincante disponible en français. Les principaux textes des mouvements et partis qui suivent le chapitre introductif sont vastes et viennent éclairer les fils rouges qui traversent le vingtième siècle, bien que ceux-ci ne soient pas exhaustifs.