Manuscrit d’une réponse à Pierre Vilar – Louis Althusser (non daté, circa1973)
J’ai couru évidemment de grands risques en m’aventurant dans le domaine de l’histoire, non de la catégorie philosophique d’histoire, mais de l’histoire des praticiens, des historiens. Et Vilar a très bien fait de relever la précipitation de certains de mes jugements. Mais je ne pense pas, à lire la critique qu’il a bien voulu me consacrer, qu’il en ait récusé le principe.
Je pense en effet que la prétention de la philosophie marxiste à dire son mot sur le travail des historiens est, dans le principe fondée. Pour une première raison, très simple : c’est qu’il existe en histoire, comme en toute science, une idéologie des praticiens, que j’ai appelée, à la suite de Lénine, leur philosophie spontanée. Et cette philosophie spontanée, qui semble au premier regard limitée au cercle étroit du rapport entre le praticien et sa pratique, renvoie toujours en fait à des thèmes philosophiques développés, en dehors de cette pratique, par les grandes philosophies antagonistes, disons par les philosophies dominantes et celles qui contestent cette domination Si dans le détail la démonstration requerrait des recherches précises, on sent bien, pour ne prendre que ce grand exemple, que l’École des Annales en France est née d’une réaction politique et idéologique contre l’histoire universitaire réactionnaire dominante, et que derrière cette réaction, il y avait la réalité des grandes luttes politiques françaises, qui devaient déboucher sur le Front Populaire. Mais il y a une autre raison, qui s’inscrit sous la première, c’est que, pas plus qu’aucune autre science, la science historique ne peut se passer de philosophie, spontanée, ou réfléchie. Dans le principe donc, la philosophie peut avoir son mot à dire sur les travaux des historiens. Et quand cette philosophie s’appuie sur la théorie marxiste de l’histoire, elle a doublement son mot à dire : philosophiquement et théoriquement.
Je crois qu’il faut ici, d’entrée de jeu, dissiper un malentendu, à propos de l’historicisme Quand on dit, comme je l’ai fait, que le marxisme n’est pas un historicisme, on risque d’être mal compris des historiens, qui, non seulement pour des raisons de mots, mais peut-être aussi pour des raisons théoriques, croient que l’histoire est mise en cause, sinon en accusation.
Disons, pour faire court qu’on peut avoir tendance à considérer que si le marxisme est un anti-historicisme, il ne peut que se détourner de l’histoire, ou ne peut traiter l’histoire qu’en la réduisant à des structures abstraites incapables de rendre compte du devenir historique, des luttes historiques, etc. Or c’est tout le contraire qui est vrai, mais à une condition, que la thèse de l’anti-historicisme du marxisme est justement destinée à mettre en évidence. Quelle est cette condition ? La distinction entre l’histoire vécue, et la connaissance de l’histoire, la distinction entre les représentations idéologiques de l’histoire et les catégories et les analyses scientifiques qui conduisent à la connaissance de l’histoire. Cette distinction, Marx l’a exprimé à plusieurs reprises par sa boutade : si l’essence (ou connaissance) se réduisait au phénomène (au donné immédiat), on n’aurait pas besoin de science (boutade cocasse, qui reprend sans doute la boutade britannique célèbre : si ma tante avait deux roues …). Cette distinction, Marx l’a aussi exprimé en disant que ce n’est pas en additionnant des successions qu’on parvient à expliquer le fonctionnement du tout social, ou encore en insistant sur le fait qu’il n’y avait pas identité entre l’ordre de succession des catégories dans la théorie et leur ordre de succession dans l’histoire, etc. L’anti-humanisme théorique signifie donc que les concepts qui donnent la connaissance de l’histoire n’existent pas à l’état immédiat dans l’histoire visible, et plus généralement que la connaissance de l’histoire, tout en étant elle aussi un événement de l’histoire, n’est pas historique au sens vulgaire du terme, c’est-à-dire n’est pas subjective ou relative.
Je parlais de malentendu : mais je dois ajouter, sur le vu de ses critiques, qu’il n’y a jamais eu entre Pierre Vilar et moi le moindre malentendu. Les critiques et réserves de Vilar sont fécondes, parce qu’elles portent sur de tout autres questions, internes à la compréhension de la logique des concepts de la science marxiste de l’histoire.
« Histoire marxiste, histoire en construction : essai de dialogue avec Althusser » – Pierre Vilar (1973)
Le commerce de l’histoire a ceci de commun avec le commerce des détergents que l’on y fait volontiers passer la nouveauté pour l’innovation. Il a ceci de différent que les marques y sont très mal protégées. N’importe qui peut se dire historien. N’importe qui peut y ajouter « marxiste ». N’importe qui peut qualifier de « marxiste » n’importe quoi.
Pourtant rien n’est plus difficile et rare que d’être historien, si ce n’est d’être historien marxiste. Car ce mot devrait impliquer la stricte application d’un mode d’analyse théoriquement élaboré à la plus complexe qui soit des matières de science : les rapports sociaux entre les hommes, et les modalités de leurs changements. On peut même se demander si les exigences d’une pareille définition ont jamais été couvertes. Ernest Labrousse aime à répéter : « L’histoire est à faire », ce qui est à la fois tonique et intimidant. Louis Althusser nous a rappelé que le concept d’histoire reste à construire.
Si nous essayons un instant d’être moins ambitieux, nous nous dirons pourtant que, tout bien compté, dans la pratique de la science comme dans celle de la vie, les résultats du dialogue entre pensée et action, entre théorie et expérience, ne s’enregistrent que lentement. Et pourquoi ne pas constater alors, en regardant autour de nous, que l’histoire des historiens (si nous n’y rangeons pas M. Castelot) ressemble davantage aujourd’hui à l’histoire selon Marx (ou selon Ibn Khaldun) qu’à l’histoire selon Raymond Aron, qui date de Thucydide ?
J’entends par là cette évidence, rarement soulignée mais considérable, que les vieilles objections bêtifiantes longtemps opposées à Marx ne sont plus guère soulevées qu’aux niveaux inférieurs de la polémique, même s’il arrive qu’un prix Nobel s’avise d’y revenir. Hasard contre nécessité, liberté contre détermination, individu contre masses, spirituel contre économique, l’historien d’aujourd’hui passe son temps non à opposer ces termes, mais à en manier les combinaisons. Et il n’est pas d’instrument nouveau, de forme nouvelle récemment proposés à son analyse, que ce soit linguistique, psychanalyse ou économie, qui échappe à l’hypothèse fondamentale : la matière historique est structurée et pensable, scientifiquement pénétrable comme toute autre réalité.
Marx n’avait rien dit d’autre. Et si on lui oppose, à ce niveau, d’autres objections, c’est au nom d’un « hypermatérialisme » ou d’un « anti-humanisme » qui sont aux antipodes des objections d’autrefois. Ce qui n’empêche pas celles-ci de demeurer bagage courant dans l’idéologie vulgaire (ou, si l’on veut, dominante). Il en résulte que certains historiens sont plus marxistes qu’ils ne le croient, et d’autres moins qu’ils ne l’imaginent.
On nous dira que, dans ces conditions, l’histoire est une étrange « science ». Et il est vrai qu’elle est une science en voie de constitution. Mais toute science est toujours en voie de constitution. La notion de « seuil épistémologique » est utile, si elle sert à distinguer entre les successives adéquations des constructions de l’esprit aux structures du réel. Le mot de « coupure épistémologique » est dangereux s’il suggère qu’on peut passer brusquement de la « non-science » à la « science ». Marx le savait, qui cherchait passionnément dans le plus lointain passé les moindres germes de sa propre découverte. Et il ne subordonnait même pas à sa découverte la possibilité de développements scientifiques préparatoires ou partiels : « En architecte original, la science ne dessine pas seulement des châteaux en Espagne ; elle en construit même quelques étages habitables avant d’avoir posé la première pierre. »
Rappelons cette phrase de la Contribution à ceux qui, sous prétexte de faire tout dater de Marx, feraient volontiers tout dater d’eux-mêmes, et qui, après avoir accordé à la « première pierre » de quasi magiques vertus, s’empressent de justifier de nouveau la construction d’étages en l’air.
Or le problème posé par Marx (et par tous ceux qui ont le souci, dans l’espoir de les dominer un jour, d’éclairer les mécanismes des sociétés humaines) est celui de la construction d’une science de ces sociétés qui soit à la fois cohérente, grâce à un schéma théorique solide et commun, totale, c’est-à-dire capable de ne laisser hors de sa juridiction aucun terrain d’analyse utile, enfin, car, aucune stabilité n’étant éternelle, rien n’est plus utile à découvrir que le principe des changements.
En ce sens, s’il était bon d’affirmer, au seuil de ces réflexions, que la recherche historique, même sous un statut préscientifique, n’était pas nécessairement vouée à l’empirisme stérile, il n’est pas moins nécessaire de reconnaître que le programme d’une histoire pleinement scientifique, au sens marxiste du mot, reste non seulement à remplir, mais même à tracer. L’occasion se présente ici de nous y efforcer, en nous demandant d’abord s’il existe des modèles, puis dans quelle mesure il est possible d’en proposer.
